L'aube s'éveillait à peine, timide et engourdie. Comme des boules de Noël forgées par la nature, des billes de rosée congelées scintillaient par myriades dans les branches les plus hautes des sapins enneigés. L'Etat de Washington s'était épris d'hiver. Désormais luisantes de verglas, les routes ne serpentaient plus qu'entre des fragments de paysage glacé, comme les simples coutures d'un patchwork argenté.
Bella avait passé la nuit blottie dans son cottage, n'interrompant sa lecture de l'Agnès Grey d'Anne Brontë que pour observer d'un œil absent la valse des flocons de neige. Quelques années auparavant, ces bouts de cotons glacés qui s'amoncelaient au sol aurait été source d'angoisse : chacun de ses flocons était un terroriste à lui tout seul, engagé par le destin pour faire glisser ses pieds et saigner ses genoux. Mais ces années d'humanité étaient révolues, désormais si lointaines qu'il lui arrivait d'y penser comme à un rêve confus qui l'aurait saisie lors d'une nuit hasardeuse. Les souvenirs de cette époque lui parvenaient comme des réminiscences floues; souvent, elle s'était fait la réflexion qu'elle refoulait peut-être tout ce qui se rapportait à sa vie avant Edward. Son avant-vie. Son avant Lui.
Lorsqu'elle se décida à refermer son livre, les premières percées d'aurore distillaient dans le ciel des éclats mordorés, rompant l'obscurité qui régnait jusqu'ici. Le temps avait filé sans qu'elle ne s'en rende compte, comme toujours lorsqu'elle s'absorbait dans la lecture de ses classiques. Elle referma les dernières pages des tourments d'Agnès Grey. Là où il aurait fallu plusieurs heures pour l'achever en tant qu'humaine, il n'avait suffi que de deux heures à ses yeux de vampires pour enchaîner les chapitres et parvenir à leur conclusion.
Bella quitta le cocon de son fauteuil et replaça en un geste furtif le livre sur une étagère.
Lorgnant son reflet dans un miroir posé non loin, elle s'étira copieusement et cligna plusieurs fois des yeux pour mieux s'extirper du monde littéraire qu'elle venait de quitter. Elle ne ressentait plus la fatigue physique ni le besoin de dormir depuis bien longtemps. Dormir lui avait toujours semblé une perte de temps horrible, et elle était d'ailleurs ravie de ne plus abreuver Edward de ses divagations nocturnes. En ne manquant jamais d'arborer la moue délicieusement moqueuse dont il avait le secret, son mari ne s'était jamais privé de lui raconter en détail les élucubrations auxquelles elle se livrait une fois assoupie. Et à l'en croire, ces observations lui manquaient parfois...
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Bella changea de tenue et enfila un jean et une chemise blanche, par-dessus laquelle elle glissa un pull bleu marine. Sa vie mortelle avait beau être lointaine, elle n'avait pas oublié ce jour précis où Edward lui avait glissé combien cette couleur se mariait agréablement à son teint. Bien sûr, elle était désormais plus pâle qu'auparavant, mais même en tant qu'humaine son teint d'albinos n'était pas si loin de la peau marmoréenne qui était à présent la sienne.
Puis, laissant son regard doré glisser sur l'étendue blanche des alentours, Bella fut prise d'une envie irrépressible.
La clairière en cette période devait être sublime...
Elle griffonna sans plus attendre un mot à l'attention d'Edward, lui murmurant en quelques phrases l'idée de l'y rejoindre dès son retour.
Quelques secondes plus tard, le cottage vide ne gardait plus de la présence de Bella que l'effluve de son parfum.
Ses pieds volaient à la surface du sol, évitant avec une exaltation insolente les entourloupes de la glace. Son allure surnaturelle la portait à glisser entre les arbres plus qu'elle ne courait vraiment, et un rire sauvage de pur bonheur gargouillait au fond de son ventre. Les troncs séculaires des arbres de la forêt semblaient s'écarter sur son passage tant elle les évitait avec une grâce époustouflante. L'orée de la clairière se fit enfin voir, et ses pas ralentirent peu à peu. Les alentours, rendus flous par la vitesse de sa course, se paraient de contours désormais définis, et son oeil d'immortelle absorbait le moindre détail avec l'acuité propre à sa condition.
L'herbe givrée craquelait sous ses pieds. Les perce-neiges offraient leur corolle fragile aux frissons du matin, et le soleil encore pâle des petites heures d'hiver chatouillait leurs pétales emmitouflés de neige. La nature toute entière rayonnait de l'éclat du jour et des flocons conjugués; une blancheur éclatante sublimait la cime des arbres comme les plus petites plantes.
Mais rien en cet endroit n'était plus immaculée que la peau de Bella, scintillante au soleil, désarmante de pureté. Elle étincelait, dans ce lieu qui était à Leurs yeux si particulier. Première étreinte, premières caresses...L'endroit où tout avait soudainement eu un sens. Où l'avant-Lui avait pris fin.